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La Maison de la sagesse de Bagdad : l’Orient et l’Occident unis dans le savoir

Établie à l’âge d’or de la civilisation islamique, la Maison de la sagesse de Bagdad fut un espace de transmission du savoir des différentes civilisations dans lequel les sciences et les arts réussirent à faire fusionner les connaissances de l’Orient et de l’Occident
Légende : La Maison de la sagesse de Bagdad et ses savants (Wikiwand)
La Maison de la sagesse de Bagdad et ses savants (Wikiwand)

Désireux de bâtir un centre intellectuel dont le renom surpasserait le Mouseîon d’Alexandrie, l’établissement de savoir hellénistique en Égypte ptolémaïque, les Abbassides, dynastie arabe musulmane qui régna de 750 à 1258, mobilisèrent durant leur règne des livres du monde entier pour fonder une bibliothèque universelle et encyclopédique : la Maison de la sagesse.

Le mathématicien al-Khawarizmi, l’astronome Yahya ibn Abi Mansur, le philosophe al-Kindi et le mystique al-Hallaj furent tous des habitués de ce havre de connaissance.

Il se dit que c’est entre ses murs qu’al-Jahiz aurait écrit son Histoire des animaux, qu’al-Khawarizmi aurait diffusé les futurs chiffres arabes ou encore qu’Ali Ibn Isa et Chalid ben Abdulmalek auraient mesuré la circonférence de la Terre.     

L’accès aux livres pour tous

L’idée d’un tel projet germe au temps du deuxième calife, al-Mansur (754-775), qui commence par construire un dépôt bibliothécaire connu sous le nom de « khizanat al-hikma » (armoire de sagesse). Mais c’est Haroun al-Rachid (765-809) qui jettera les bases académiques de ce dessein.

Féru de culture, le célèbre calife des Mille et Une Nuits a pour ambition de faire de Bagdad, dans l’Irak actuel, la capitale emblématique du savoir et le foyer florissant des arts.

C’est pourquoi dès son avènement, il ordonne à son vizir Yahya al-Baramika de transférer une partie de la bibliothèque familiale du palais à un lieu public afin d’en faire profiter son peuple. L’espace alors exclusivement fréquenté par les lettrés de la cour ouvrira ses portes à tous les habitants. 

Haroun al-Rachid, illustration des contes des Mille et Une Nuits par Léon Carré, 1929 (Institut du monde arabe)
Haroun al-Rachid, illustration des contes des Mille et Une Nuits par Léon Carré, 1929 (Institut du monde arabe)

Rapidement devenu l’aubaine des savants, Bayt al-Hikma (maison de la sagesse) s’élargit pour se doter d’un centre de traduction, d’un pensionnat pour les érudits et d’un observatoire astronomique. Dès lors, la Ville ronde accueille la pensée, le débat et l’enseignement.                

Illustration de Bagdad, surnommée la Ville ronde ou encore Madinat al-Salam, la « cité de la paix », en 762 (Wikiwand)
Illustration de Bagdad, surnommée la Ville ronde ou encore Madinat al-Salam, la « cité de la paix », en 762 (Wikiwand)

En langue arabe, le mot bayt (maison) renvoie à un espace couvert. Dar est, en revanche, un complexe composé de plusieurs bayt. Ainsi, la Maison de la sagesse porte d’abord, sous Haroun al-Rachid, le nom de Bayt al-Hikma, car elle est alors contenue dans un seul bâtiment.

Mais l’aspiration du fils aîné de Haroun al-Rachid et septième calife abbasside, al-Mamun (786-833), dépasse celle de ses prédécesseurs. Versé dans les sciences depuis son plus jeune âge, il fait construire un pavillon pour chaque discipline scientifique et le lieu s’élargit jusqu’à devenir Dar al-Hikma, offrant l’hospitalité aux érudits du monde entier et les invitant à partager leurs connaissances.

Al-Mamun : un polymathe au service des sciences anciennes

Surnommé le sage de Bagdad, al-Mamun fera de Madinat al-Salam, comme est appelée Bagdad, le théâtre d’une intense activité intellectuelle.

Humaniste engagé, il se donne comme mission de sauver les sciences antiques ; collectionneur infatigable, il ne cesse d’intensifier son fonds de livres ; passeur de connaissance, il impose la traduction de tous les ouvrages scientifiques et littéraires. 

Jean VII le Grammairien en entretien avec le calife abbasside al-Mamun, en 829 (Wikiwand)
Jean VII le Grammairien en entretien avec le calife abbasside al-Mamun, en 829 (Wikiwand)

De la Chine à l’Andalousie, al-Mamun met en place deux stratégies. La première : faire des livres son butin de guerre. À titre d’exemple, il conclut un traité de paix avec l’empereur byzantin, Théophile, qui lui permet d’obtenir plus de 800 ouvrages issus de la civilisation grecque.

La seconde : écrire des missives aux empereurs et souverains demandant l’autorisation de dépêcher des missionnaires en quête des meilleurs manuscrits, comme le livre sur l’astronomie de l’érudit grec du IIe siècle Ptolémée, qui sera traduit en arabe sous le titre d’Almageste.  

La traduction comme outil de transmission

Du philosophe et polymathe grec Aristote (384-322 av. J.-C.) au médecin et père de la pharmacie grec Galien (129-216), du chirurgien indien Sushruta (Ier millénaire av. J.-C.) au mathématicien et astronome indien Brahmagupta (598-670), l’ensemble du patrimoine savant antique passe à la langue arabe grâce aux efforts entrepris au sein de la Maison de la sagesse.

Selon certains récits, al-Mamun aurait vu en rêve Aristote le sollicitant de perpétuer les connaissances des anciennes civilisations. Et depuis, Bagdad traduit sans relâche.  

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D’Aristote, la Maison traduit notamment : La Rhétorique, La Poétique, La Métaphysique, Les Catégories et De l’âme. Et de Platon : La République, Les Lois et Timée.

Les principales langues de travail sont le grec, le syriaque, le persan et l’arabe. Mais pour traduire au sein de la Maison, trois règles s’imposent : l’authenticité du manuscrit, les connaissances éclairées dans le domaine traduit et une parfaite maîtrise d’au moins deux langues officielles de Dar al-Hikma.

Une fois l’œuvre finalisée, son traducteur peut même être auréolé en pesant d’or du livre traduit. Dès lors, la langue arabe devient le réceptacle et le médiateur de toutes les sciences.

Avec son fils Ishaq et son neveu Hubaysh, le médecin Hunayn Ibn Ishaq (1405–1468) traduit principalement la pensée grecque. Plus tard, al-Mamun nommera ce dernier responsable de la relecture des traductions.

Hunayn Ibn Ishaq ne se contente pas seulement de traduire et de réviser les ouvrages, il va jusqu’à enrichir le vocabulaire arabe en y introduisant une nouvelle terminologie scientifique.  

Il calque des mots grecs, comme pour philosophia qu’il arabise en falsafa, et trouve des solutions de traduction via ce que les traductologues d’aujourd’hui qualifieraient d’équivalent de sens. Par exemple, pour traduire le mot « pylore » vers l’arabe, Hunayn Ibn Ishaq se réfère au sens étymologique (gardien, en grec ancien) et emploie le mot bawab (portier).

L’érudit assyrien Yahya Ibn al-Batriq (730-815) traduit les principaux ouvrages de médecins grecs de l’Antiquité tels que Galien et Hippocrate. Il compile aussi l’encyclopédique Kitab sirr al-asrar connu en Occident sous le nom de Secretum secretorum (Secret des secrets).

De plus, l’ensemble de ces ouvrages sont commentés par les spécialistes du domaine afin de vulgariser les sciences.

Livre arabe de drogues simples de la Materia Medica de Dioscoride, cumin et aneth, circa 1334, par Kathleen Cohen au British Museum de Londres (Wikipédia)
Livre arabe de drogues simples de la Materia Medica de Dioscoride, cumin et aneth, circa 1334, par Kathleen Cohen au British Museum de Londres (Wikipédia)

Parmi les pionniers de la traduction littéraire œuvrant au cœur de la Maison de la sagesse, on peut citer Abdallah Ibn al-Muqaffa (724–759). Le père de la prose arabe traduit et adapte de nombreuses œuvres persanes. On lui doit surtout Kalila wa Dimna, une adaptation de l’ancien recueil de contes et de fables indiens Pañchatantra, qui inspirera des siècles plus tard le poète français du XVIIe siècle Jean de La Fontaine.

Disparition et renaissances

Après la mort d’al-Mamun, la Maison de la sagesse entame un déclin qui la verra succomber définitivement aux mains du premier souverain mongol de l’Iran et petit-fils de Gengis Khan, Hulagu (1256-1265). En 1258, l’armée mongole met à sac la ville et jette un nombre incalculable de manuscrits dans le Tigre, au point d’obscurcir ses eaux. 

Voyant le drame arriver, l’astronome perse Nasir al-Din al-Tusi (1201-1274) sauve plusieurs milliers de manuscrits en les transférant à l’observatoire astronomique de Maragha, construit par Hulagu en 1259 dans le Nord-Ouest de l’Iran.

Précurseur, Dar al-Hikma inspirera au cours des siècles une multitude d’initiatives similaires dans de nombreux pays, aussi bien en Orient qu’en Occident, afin de faire renaître l’esprit de cette virtuose maison autour de la traduction. La plus récente est la Maison de la sagesse – Traduire, lancée par la philosophe et académicienne française Barbara Cassin à Paris.

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