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La nouvelle compagnie aérienne saoudienne va ébranler la concurrence dans le Golfe

Riyadh Air pourrait faire progresser l’indépendance du royaume en effectuant des vols vers la Russie et l’Iran et en signant des accords de sponsoring avec les ligues sportives
Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane s’installe avant un repas de travail au sommet du G20, à Nusa Dua sur l’île de Bali en Indonésie, le 15 novembre 2022 (AP)

La compagnie saoudienne Riyadh Air n’a pas encore effectué son vol inaugural, mais cette startup surprend déjà les sceptiques et provoque des troubles du voisinage, alors que le prince héritier Mohammed ben Salmane concrétise ses projets de remodeler l’économie du royaume.

D’anciens cadres de compagnies aériennes du Golfe et des spécialistes de l’aviation prédisent que l’Arabie saoudite va se montrer prodigue envers Riyadh Air grâce à la manne des revenus pétroliers, alors que la compagnie aérienne s’apprête à s’attaquer à une concurrence bien établie, à commencer par Qatar Airways et Emirates (Dubaï).

« Le marché a-t-il besoin d’une autre grande compagnie aérienne ? Pas nécessairement », estime John Grant, partenaire au sein du cabinet de conseil Midas Aviation, interrogé par Middle East Eye. « Mais là n’est pas la question. »

« Le fonds souverain saoudien ne va pas laisser ce projet courir à l’échec. Cela va s’avérer disruptif », prédit-il.

Riyadh Air a été dévoilée en mars pour coïncider avec l’annonce que la start-up et l’actuelle compagnie aérienne nationale saoudienne, Saudia, allaient acquérir 78 Boeing-787 (Dreamliner) avec une option d’achat concernant 34 appareils supplémentaires, dans un accord évalué par la Maison-Blanche à 37 milliards de dollars.

Cette annonce s’est propagée dans le très concurrentiel secteur de l’aviation de la région, où les compagnies nationales sont une source de fierté mais aussi souvent un gouffre pour le Trésor public, absorbant les subventions et accumulant les pertes.

Le fait que l’Arabie saoudite dépense une fortune en Boeing-787 (gros-porteurs d’une capacité d’environ 300 passagers et généralement utilisés pour les longs courriers) suscite déjà des railleries.

« Pour diriger une compagnie aérienne aux États-Unis en tant que société cotée en bourse, d’abord vous définissez votre réseau : quels vols et à quelle fréquence ? Puis vous calculez la capacité. Une fois que vous avez fait cela, vous commandez des appareils », explique à MEE un ex-PDG d’une compagnie aérienne du Golfe sous couvert d’anonymat.

« Un fabricant ne va pas commencer par bâtir une usine de production puis chercher quel produit fabriquer après coup. Mais c’est exactement ce qui s’est produit ici. Les Saoudiens ont tellement d’argent que 35 milliards de dollars n’est rien pour eux », poursuit-il.

« Un fabricant ne va pas commencer par bâtir une usine de production puis chercher quel produit fabriquer après coup. Mais c’est exactement ce qui s’est produit ici. Les Saoudiens ont tellement d’argent que 35 milliards de dollars n’est rien pour eux »

- L’ex-PDG d’une compagnie aérienne du Golfe 

Mais Riyadh Air s’inscrit dans la grande transformation que connaît le royaume, d’après des experts.

Le prince héritier Mohamed ben Salmane se sert de ce qui pourrait être selon certains analystes l’un des derniers grands booms pétroliers pour lancer de grands projets de développement destinés à diversifier l’économie de son pays afin de le sortir de la dépendance aux combustibles fossiles.

Tout en supervisant une stricte répression de la dissidence sur le plan national, il adopte des réformes économiques et sociales pour attirer les sociétés étrangères. 

L’Arabie saoudite a déclaré aux multinationales que si elles voulaient bénéficier des contrats lucratifs du gouvernement, elles devaient relocaliser leurs sièges régionaux dans le royaume.

En novembre, l’Arabie saoudite a annoncé un projet de nouvel aéroport à Riyad destiné à tripler le nombre de voyageurs accueillis pour atteindre les 120 millions d’ici 2030. Par ailleurs, le gouvernement redessine le centre-ville en vue de son objectif de faire passer la population actuelle de la capitale de 8 millions à 15-20 millions à la fin de la décennie. 

 

« Les Saoudiens misent clairement sur une expansion de la population à Riyad », indique à MEE Robert Mogielnicki, chercheur à l’Arab Gulf States Institute à Washington.

Le fonds d’investissement public saoudien estimé à 650 milliards de dollars, détenteur de Riyadh Air et présidé par le prince héritier, s’efforce de remodeler l’économie. 

Ce fonds est à l’origine des projets de mégapole futuriste à 500 milliards de dollars et de complexes de luxe sur la mer Rouge. Il développe aussi les possibilités touristiques de l’ancien comptoir commercial dans le désert, al-Ula.

En plus de Riyadh Air et de Saudia, le royaume projette de lancer Neom Airlines d’ici 2024. 

L’ambition est d’attirer 100 millions de visiteurs chaque année d’ici la fin de cette décennie. Les responsables saoudiens veulent que la contribution du tourisme au PIB passe de 3 % à 10 % en 2030 et que ce secteur fournisse un emploi sur dix. 

« Le tourisme est une part importante de Vision 2030 », insiste Robert Mogielnicki en référence au projet de diversification économique du prince héritier Mohammed ben Salmane. « Les Saoudiens sont absolument persuadés que la demande suivra. »

« Exécuter les ordres »

Les compagnies aériennes vedettes du Golfe sont considérées comme l’apanage de l’État et ont tendance à être dirigées par des insiders.

Qatar Airways est dirigée par le versatile et véhément Akbar al-Baker, connu pour ses affrontements publics avec les constructeurs d’appareils. Le cheikh Ahmed ben Saeed al-Maktoum, PDG d’Emirates, est un membre de la famille régnante de Dubaï et président de sa plus grande banque. Il a fait la une des tabloïds pour son mariage secret avec une mondaine égyptienne et leur divorce retentissant.

L’Arabie saoudite a choisi Tony Douglas, ressortissant britannique et ancien PDG d’Etihad Airways à Abou Dabi comme directeur général de Riyadh Air.

« Les Saoudiens vont devoir se montrer offensifs »

- John Grant, Midas Aviation

L’ancien dirigeant d’une compagnie aérienne du Golfe qui s’est confié à MEE a déclaré que cette décision offrait des indices sur la façon dont serait gérée cette nouvelle compagnie.

« Les Émiratis menaient la danse lorsque [Tony Douglas] était à Etihad. C’était le gars qui exécutait les ordres », précise cet ancien PDG. « Il fera exactement la même chose chez Riyadh Air. Il fera ce qu’on lui dira de faire. »

Le véritable contrôle de la compagnie aérienne restera l’apanage de son président, Yasir al-Rumayyan.

Né d’un père saoudien et d’une mère syrienne, ce joueur de golf a émergé comme principal conseiller financier et superviseur des projets médiatiques du prince héritier Mohammed ben Salmane. 

En plus d’être gouverneur du fonds d’investissement public, il est un financier de la toute nouvelle LIV Golf League ainsi que le président du géant de l’énergie public Aramco et du club de foot anglais Newcastle United.

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Il a la réputation d’être un micro-manager. Un juge américain l’a récemment décrit comme quelqu’un de « très occupé » à diriger les opérations avec la nouvelle ligue de golf dans la bataille juridique qu’elle a engagée avec PGA Tour. 

Ses rôles multiples au sein du fonds d’investissement saoudien, de la compagnie nationale pétrolière et de grands noms du sport pourraient planter le décor des synergies entre la compagnie aérienne et d’autres projets saoudiens. Les experts de l’aviation prévoient une flopée d’accords avec des marques qui pourraient aider à démarquer Riyadh Air de ses rivales.

De tels arrangements sont fréquents dans le Golfe. Par exemple, la compagnie d’Abou Dabi, Etihad, est le principal sponsor de Manchester City, le club de foot anglais détenu par le cheikh Mansour, frère du président émirati Mohamed ben Zayed al-Nahyane. 

« Forger des alliances avec des entreprises non liées à l’aviation pourrait aider Riyadh Air à étendre son réseau et à offrir des packages de voyage plus exhaustifs à ses clients », indique à MEE Linus Bauer, directeur général de Bauer Aviation Advisory, cabinet de conseil établi à Dubaï.

« Se disputer les passagers »

Riyad s’aventure sur les terres de ses plus petits voisins en liant sa nouvelle compagnie aérienne à un secteur du tourisme naissant. Dubaï a lancé Emirates Airlines en 1985, alors qu’il commençait à se positionner comme centre commercial et touristique régional. 

En 2021, Dubaï a accueilli 29 millions de passagers, ce qui en a fait l’aéroport international le plus fréquenté au monde. Doha s’est classé 6e, selon Airports Council International. 

Emirates a bénéficié de l’afflux de visiteurs dans les gratte-ciels clinquants et les complexes balnéaires de Dubaï. Et Qatar Airways, qui compte toujours sur le trafic de transit, a connu un pic de passagers lors de la Coupe du monde 2022.

Le succès de Riyadh Air dépendra selon les experts du secteur touristique saoudien. 

 

« [La compagnie] sera en première ligne en matière de croissance du trafic générée par les investissements dans le tourisme. Chose unique dans la région, l’Arabie saoudite a un énorme marché national », indique à MEE Andrew Charlton d’Aviation Advocacy, cabinet de conseil en Suisse.

Les compagnies aériennes du Golfe et leur rival turc se sont également servis de la localisation de leur aéroport d’attache pour se positionner comme des centres de transit pour les longs courriers allant d’Asie vers l’Europe et l’Amérique du Nord. 

John Grant, de Midas Aviation, pense que l’ampleur des ambitions de Riyadh Air va ébranler ce modèle.

Il s’attend à ce que cette nouvelle compagnie aérienne concurrence ses rivales en allant taper dans leurs marchés en Asie. Les travailleurs immigrés du Golfe transitent actuellement par Dubaï, Doha et Abou Dabi. Il prédit que Riyadh Air va également chercher à attirer les escales depuis l’Europe et le sous-continent indien.

« Les Saoudiens vont devoir se montrer offensifs », ajoute-t-il. « Tout le monde va se disputer les mêmes passagers en correspondance. »

John Grant met en garde les compagnies aériennes du Golfe contre une guerre des prix mais craint qu’une trop grande offre ne sature le marché. Juste avant que l’Arabie saoudite annonce son achat de Boeing, Air India a dévoilé un accord d’achat de 220 nouveaux Boeing dans le cadre du plus grand accord commercial de l’histoire de l’aviation.

Certains experts estiment que le business model traditionnel des compagnies aériennes du Golfe consistant à servir de centre de transit est menacé par le nombre croissant de longs courriers directs.

Andrew Charlton d’Aviation Advocacy estime quant à lui qu’il y a assez de demande pour faire place à un autre acteur. « Il y a de bonnes raisons pour que ce modèle perdure ».

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De nombreux passagers continueront à chercher des vols plus abordables. Il y a également des destinations en Afrique et en Asie qui se développent mais qui « ne sont pas assez fortes ni assez grandes pour les services d’escales en transit des super-longs courriers ».

La compagnie aérienne pourrait également bénéficier de la politique étrangère indépendante de l’Arabie saoudite.

La décision des compagnies occidentales d’arrêter les liaisons vers la Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine laisse aussi de la place pour une nouvelle compagnie aérienne, d’après Andrew Charlton. Tout comme les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite a conservé des relations amicales avec Moscou.

La décision des Saoudiens en mars de restaurer les relations diplomatiques avec l’Iran dans un accord négocié par la Chine ouvre également un nouveau marché potentiel. Début avril, les deux ministres des Affaires étrangères se sont rencontrés et ont convenu de reprendre les vols. 

Les riches voisins de l’Arabie saoudite que sont le Qatar et les Émirats trouveront sans doute des moyens de rivaliser avec Riyadh Air. Mais les analystes préviennent que les plus petits États du Golfe risquent d’être marginalisés par cette démonstration de force économique saoudienne.

« Les plus petits vont connaître davantage de pression », note John Grant. 

Kuwait Airways n’a pas fait de profit depuis plus de 30 ans. Oman Air a été restructurée à cause des ennuis financiers qui l’assaillent depuis des décennies. 

« Cela va naturellement se faire au détriment des plus petits acteurs qui ne sont pas des destinations de transit et qui sont loin derrière en ce qui concerne les prix et les services », conclut Adel Hamaizia, chercheur invité au Center for Middle Eastern Studies de l’université de Harvard.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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